Suivi d’une tournée de récupération d’un jeune toplaıcılar d’Istanbul
Durant la longue phase de préparation de l’exposition “Vies d’ordures” présentée au MuCEM à Marseille du 22 mars au 14 août 2017, j’ai suivi, avec son accord, un récupérateur de déchets stanbouliote (toplaıcılar), Yunus, lors de l’une de ses tournées quotidiennes dans Eminönü, centre historique de la ville, le 9 juillet 2015.
Les prises de vues réalisées ce jour là, la carte du trajet de Yunus dans la ville et mes observations ont permis de reconstituer ce parcours qui a été présenté dans l’exposition “Vies d’ordures” avec une carte montrant 15 étapes de ce parcours représentées par 15 de mes photos.
Ce parcours a été également publié dans le catalogue de l’exposition sous forme d’article dont voici ci-dessous le texte accompagné des photos prises à cette occasion.
Yunus a environ 16 ans et il fait partie d’un groupe de jeunes récupérateurs du quartier de Süleymaniye où ils ont installé leur depo dans une friche urbaine. À Istanbul, les depo sont des lieux de tri et de stockage des déchets, appartenant à des semi-grossistes ou à des grossistes dont l’activité est plus ou moins formelle.
Cette dizaine de jeunes hommes, originaires de la région d’Aksaray, ont acheté un camion en commun ; ils vivent dans une petite pièce semi-enterrée d’un immeuble en partie abandonné qui jouxte une cave et un terrain vague leur servant de lieux de travail.
L’originalité de cette équipe est qu’elle est organisée sous la forme d’une coopérative, sans patron. Ces jeunes hommes travaillent de manière autonome et partagent équitablement leurs gains hebdomadaires.
La tournée de Yunus dure environ deux heures pour près de neuf kilomètres parcourus. Il fait en moyenne quatre à cinq tournées de ce type par jour et ce six jours par semaine.
Avant de partir, Yunus prend un grand sac vide qu’il installe sur son diable, et il dispose quelques cartons au fond de ce dernier pour le rigidifier. Il a juste un tee-shirt, un bermuda, des chaussettes, des sandales et son téléphone portable dans sa poche, rien d’autre, pas de chapeau ni de gants. Son nom, Yunus, signifie « le dauphin », en turc. C’est un prénom des populations originaires de la Mer Noire.
Le quartier de Süleymaniye est situé sur les pentes de la vieille ville d’Istanbul qui dominent la Corne d’Or. Pour rejoindre sa zone de collecte, Yunus doit d’abord remonter la longue rue Kirazli Mescit, le long de la mosquée Süleymaniye puis de l’université d’Istanbul, pour atteindre le point culminant de la vieille ville, au-dessus du Grand Bazar.
Yunus s’arrête là quelques minutes pour discuter avec l’un des jeunes récupérateurs de son groupe qui se repose au retour de sa tournée. Les toplaıcılar se connaissent bien entre eux et chacun a ses propres parcours et heures de collecte, tenant compte des horaires de passage des bennes de la municipalité, pour récupérer avant elles les matériaux des containers.
Une fois parvenu à l’avenue Yeniçeriler Caddesi, Yunus redescend vers la mer de Marmara où se situent les quartiers où il a ses habitudes et où des commerçants et des hôteliers lui gardent des déchets recyclables.
Yunus ramasse les cartons, le papier, les plastiques (essentiellement des bouteilles, des cintres et des cagettes noires), des canettes métalliques et des pièces en métal… Ce qui est long c’est de déscotcher les cartons, puis de les plier et les mettre à plat. Il casse avec les pieds les cagettes noires alors que les bouteilles sont ramassées telles quelles.
Yunus va toujours très vite, ne s’arrête jamais plus de trente ou quarante secondes par poubelle, sauf quand elles sont vraiment intéressantes. Souvent, il doit ouvrir les sacs pour en voir le contenu. Il ne vide jamais les containers dans la rue et il n’en sort que ce qu’il prend ; il y replace même les déchets qui sont tombés à côté. Il ne fouille que les containers à roulettes, pas ceux qui sont enterrés, dont l’intérieur est difficilement accessible.
Le métier du toplaıcılar est très physique : ça monte, ça descend, et le diable avec son sac devient progressivement de plus en plus lourd. Yunus tente d’être le plus discret possible dans l’espace public : il ne s’attarde jamais à un endroit plus que nécessaire et ne regarde pas les gens, faisant comme s’ils n’étaient pas là, ou plutôt comme si lui n’était pas là.
Il s’arrête dix minutes devant trois containers, temps exceptionnellement long. Alors qu’il a déjà récupéré le contenu des deux premiers, il inspecte le troisième rempli de cartons et autres déchets recyclables quand un camion de ramassage de la ville arrive. L’éboueur demande à Yunus de l’aider à prendre le premier container et à le positionner pour le vider dans la benne, ce qu’il fait volontiers. Ensuite, Yunus lui demande de lui laisser le troisième pour finir de récupérer son contenu. À mon étonnement, l’éboueur est d’accord et le camion-benne repart vers d’autres containers. Yunus achève alors tranquillement sa collecte.
Au fur et à mesure de sa tournée, Yunus organise son chargement à l’aide de cartons qu’il met à plat sur les côtés pour doubler l’intérieur de son sac. Il anticipe vraiment la suite de son parcours qui se termine dans le quartier touristique de Sultanahmet.
Arrivé au niveau des jardins de Sultanahmet, entre la Mosquée Bleue et Sainte Sophie, Yunus laisse pour la première fois son diable dans un coin, car il n’a pas le droit de pénétrer dans cette zone avec. Il va donc faire le tour de toutes les poubelles du parc avec un simple sac blanc porté à l’épaule, plus discret. Il revient une demi-heure plus tard avec son sac rempli de petites bouteilles d’eau et surtout de canettes en acier ou aluminium. Il relève les cartons qu’il avait insérés auparavant dans le sac du diable pour y vider ce second sac. Son parcours de récupération s’arrête ici à Sainte Sophie, car il a fait le plein dans ce quartier hyper touristique.
Après un court arrêt dans une petite mosquée pour aller aux toilettes et remplir sa bouteille d’eau, Yunus repart avec son diable. Il prend l’avenue du tram, en direction du grand bazar pour retourner vers son depo. Il y a des touristes partout, et il évolue au milieu d’eux tel un ovni…
Yunus doit alors courir au milieu de l’avenue, sur la voie du tramway au risque de se faire écraser, parce qu’il y a trop de monde sur les trottoirs pour qu’il puisse les emprunter avec son diable. Quand un tramway arrive, il change de voie pour le laisser passer sans s’arrêter de courir.
Arrivé au niveau du Grand Bazar, il doit négocier son passage entre les voitures et les bus pour rejoindre les rues qui lui permettent de contourner l’université d’Istanbul. En général, les récupérateurs ne sont pas trop ennuyés par les conducteurs mais le passage à travers les encombrements stanbouliotes est compliqué, d’autant qu’il ne leur faut surtout pas risquer de rayer ou d’abîmer un véhicule.
Yunus contourne finalement l’université et la mosquée Süleymaniye et il dévale littéralement la rue qui descend vers le quartier des depo : cela va très vite et c’est très impressionnant avec son chargement, plus d’une centaine de kilos dans un sac qui est vraiment très gros…
Arrivés à destination, nous retrouvons quelques-uns de ses collègues. Yunus ne pensait pas que je le suivrais jusqu’au bout de son parcours et tous trois rient de me voir totalement épuisé : je n’ai fait qu’un seul parcours alors qu’eux en font quatre ou cinq par jours…
Je fais alors une dernière photo où il pose avec son diable et ses deux amis qui montre bien, il me semble, cette fierté d’être toplaıcılar, rude métier de récupérateur de déchets à Istanbul.